Le tombeau scellé

À travers la descente aux enfers, c’est un article du Credo que nous évoquons aujourd’hui, probablement l’un des plus difficiles, dont l’Écriture nous présente seulement quelques éléments, obscurs et brumeux.

Dans l’Ancien Testament, les enfers, le « shéol » en hébreu, c’est la destinée de tout vivant, le lieu après la mort où l’on ne mène que l’ombre d’une existence.

L’expression du Symbole des apôtres « Il est descendu aux enfers », ne vient pas directement des Écritures : c’est une interprétation des données scripturaires qui en réalité nous disent « seulement » que Jésus est réellement mort, qu’il est passé par le séjour des morts. Mais en effet nous ne savons rien de ce qu’il y a vécu : l’Écriture ne nous en dit rien. Pourquoi ?

Dans la tradition iconographique orientale, pour représenter la résurrection, on ne montre pas le Christ sortant du tombeau. On préfère représenter la descente aux enfers, ou, plus précisément, la remontée des enfers : rayonnant de la lumière divine, avec les plis de sa robe blanche évoquant le mouvement et la vie, le Christ ressuscité foule aux pieds les portes brisées du séjour des morts, et il attire vers lui Adam et Eve. Ainsi, on veut signifier que toute l’humanité, représentée par ses ancêtres, des profondeurs des enfers peut remonter vers l’Amour vivifiant qui l’a créée. Mais encore une fois, on ne dit rien de la descente aux enfers. Pourquoi ?

Pourquoi ce silence ? Peut-être parce que c’est justement le silence, ce que Jésus y a vécu.

Si Jésus dans sa descente aux enfers fait réellement l’expérience de la mort, de la solitude radicale, du délaissement total, alors il partage l’expérience de tous les hommes qui s’y trouvent.

Mais Jésus ne se limite pas à partager leur expérience. Chacun est rejoint dans sa mort personnelle, dans sa solitude radicale, dans son délaissement total : expérience normalement impossible à partager, car, certainement, la plus intime et secrète que chaque homme puisse faire. La plus incommunicable des expériences humaines. Personne ne pourra jamais éprouver que sa solitude radicale, implicite au  fait d’être un homme ; mais le Christ n’est pas qu’un être humain, il est aussi Dieu, et dans sa divinité il peut véritablement rouler la pierre qui nous enferme dans la solitude de nos tombeaux, et descendre au plus profond des enfers de chacun de nous, morts ou vivants.

Il ne vient pas nous sauver par une parole de consolation : dans cet abîme de silence, solitude et souffrance, toute parole ne serait qu’un fait extérieur qui ne pourrait jamais véritablement percer nos suaires.

Dans les abîmes de nos enfers personnels, Jésus ne nous rejoint pas par une parole, car toute parole échoue devant la plus intime des rencontres. C’est le moment et le lieu de l’apophatisme parfait, de l’amour parfait, car Jésus nous interpelle par un « Je suis là » paradoxalement jamais prononcé. Seule en témoigne une présence invisible et inaudible : imperceptible bruit de fond qui se confond quasiment avec le silence effrayant des enfers ; « bruissement d’un souffle ténu » ; « murmure d’une brise légère » ; présence moins qu’impalpable. Ombre dans l’ombre, mais qui est déjà possibilité de relation, suffisante à briser la solitude éternelle cachée derrière les portes des enfers que, par sa résurrection, Jésus fait éclater une fois pour toutes, pour nous annoncer, silencieusement, que notre solitude, simplement, n’existe plus.

Si avec saint Jean nous croyons que le Logos s’est fait chair pour nous rejoindre dans notre humanité et nous sauver, nous pouvons croire aussi que pour nous rejoindre dans le tréfonds de notre inhumanité, c’est-à-dire notre solitude éternelle, Jésus, le Logos, la Parole de Dieu, en descendant aux enfers s’est fait moins que chair, et même moins que parole. Il s’est fait silence, un silence habité, « pour tous ceux qui gisent dans l’ombre de la mort, et guide pour nos pas au chemin de la paix ».